S’ouvrir à la tendresse ? Tant de choses à apprendre
S’ouvrir à la tendresse ? Tant de choses à apprendre
Jusqu’à la mort accompagner la vie
2025/3
Presses universitaires de Grenoble
Je le remercie pour sa confiance, pour ce qu’il m’a révélé à moi-même
Par
Marie-Thérèse Autuori
Pages 39 à 41
Ma rencontre avec monsieur P., 86 ans, s’est faite en août 2024 dans le service de soins médicaux et de réadaptation à la suite d’une sollicitation de l’équipe mobile de soins palliatifs de l’hôpital. Nos premières rencontres nous ont permis de faire mutuellement connaissance, d’échanger sur nos centres d’intérêt et notamment sur ce qui avait jusqu’alors donné sens à cette vie. Pour lui, la soif d’apprendre encore et toujours, écouter de la musique, lire et écrire des poèmes (ses goûts étaient très éclectiques). Pour moi, aller à la rencontre de l’autre pour apprendre de lui et si possible lui apporter le réconfort nécessaire pour lui permettre de continuer à écrire les pages de sa vie. Une relation de confiance s’est ainsi installée et nous avons pu au cours du temps créer un lien qui nous a permis, je pense, d’être authentique, l’un et l’autre.
Nous avons pu ainsi échanger, parfois confronter nos idées sur la vie de couple, les relations familiales, la vie et ses vicissitudes. Il me disait souvent qu’il n’avait pas été un modèle en la matière, ses passions et son égoïsme l’avaient souvent éloigné des siens et notamment de ses quatre enfants et de sa dernière épouse dont il était en instance de divorce.
Souvent, il me demandait : « Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? » et ma réponse était souvent la même : « Quand je vous écoute, j’apprends, je découvre la richesse de l’être humain mais aussi ses limites, sa fragilité et même ses “côtés sombres” », il me répondait : « Donc, vous ne m’abandonnerez pas malgré tout ce
que je vous raconte ? », « Non, monsieur P., je ne vous abandonnerai pas ! ».
Ainsi, nous avons pu établir une complicité qui à chaque rencontre « s’épaississait », jusqu’au jour où il m’a fait une déclaration troublante : « Térésita (c’est ainsi qu’il m’appelait en référence à la culture espagnole qu’il adorait), que vous êtes belle ! Je ne me lasse pas de vous regarder ! ». Très troublée par ces mots, je prends ça avec humour et je lui réponds : « Monsieur P., vous m’avez bien regardée ? je suis pleine de rides… » « Ce sont des rides d’expression, elles sont belles et je les aime ! ».
À compter de ce jour-là, et à chaque rencontre, il me manifestait son attachement avec toujours ce même compliment, ce qui faisait bien rigoler les professionnels du service qui m’accueillaient avec : « Voici la fiancée de monsieur P. qui arrive, il n’attend que vous ! ». Un jour j’ai osé lui poser la question suivante : « C’est une déclaration amoureuse que vous me faites là ? » « Non, on le sait bien tous les deux que ça n’a rien à voir avec ça ; ce dont j’ai besoin, c’est de tendresse ! ». Il prend alors ma main et la pose sur sa joue. « C’est ce contact qui me manque. » Il ferme les yeux et chantonne quelques paroles de la chanson de Bourvil :
« On peut vivre sans richesses
Presque sans le sou
Des seigneurs et des princesses
Y en a plus beaucoup
Mais vivre sans tendresse
On ne le pourrait pas
Non, non, non, non
On ne le pourrait pas. »
Je lui propose alors de rechercher les paroles sur mon téléphone et de chanter ensemble la chanson, ce que nous avons fait, monsieur P. d’une voix tremblante et moi, la main dans la sienne, je vis là un moment de partage inouï où je laisse diffuser « tout mon amour », osons le mot !
Les jours ont passé, l’état de monsieur P. s’est dégradé mais nos rencontres étaient toujours aussi intenses, de plus en plus silencieuses, toujours main dans la main, parfois les yeux dans les
yeux. « Je sens que la vie me quitte, Térésita, est ce que vous resterez près de moi ? » « Je serai près de vous jusqu’au bout, comme je l’ai été jusqu’à présent. » Nous avons fêté la saint Nicolas début janvier (c’était son prénom et il avait tenu à fêter ça).
Quinze jours plus tard, lorsque j’arrive pour ma visite hebdomadaire, l’infirmière me signale que l’état de monsieur P. s’est brutalement aggravé et qu’il a sombré dans le coma la veille au soir. Son fils a été averti de sa fin prochaine et doit arriver d’un moment à l’autre. Je m’installe près de monsieur P., je lui signale ma présence, lui prends la main et lui caresse le visage. Je chantonne seule ce jour-là la chanson de Bourvil, et je suis sûre qu’il m’entend ! À l’arrivée de son fils, je lui fais mes adieux et je le remercie pour sa confiance, pour ce qu’il m’a donné et qu’il m’a révélé à moi-même.