Témoignage Famille

Maman… 

Maman s’est résolue à se rendre en maison de retraite quand, veuve, avec deux filles qui travaillaient, l’impossibilité de rester seule chez elle, l’a contrainte à cette décision. 

Le choc culturel a été rude. Les contraintes d’horaires collectifs, pour la toilette, les repas, l’indisponibilité à la demande du personnel lui ont été une découverte dramatique, motif d’une révolte au long cours. 

Le monde tel qu’il est, avec ses imperfections, lui fut, presque jusqu’à la fin, un scandale objectif, un motif de mauvaise humeur constante. Bien sûr, au fil des trois ans pendant lesquels Maman a résidé en maison de retraite, son état physique s’est dégradé. Mais, circonstance aggravante, elle demeurait lucide, consciente de ce qu’elle considérait comme une véritable déchéance. 

Il n’est pas simple d’avancer en âge et de ne plus pouvoir assumer seul les gestes les plus intimes. Il n’est pas évident d’accepter que d’autres décident pour vous. Ne plus décider soi-même de ce qui est souhaitable et bon pour soi, ne va pas de soi…. Soins, traitements, règlement intérieur, qualité du service rendu furent motifs à discussion, à contestation. 

Chaque jour, elle m’attendait, espérant que je sois l’écho de sa souffrance auprès du personnel. La demande était intense, l’exigence sans partage, car les maux du corps, pour objectifs qu’ils fussent, n’étaient au fond, le plus souvent, que la pointe émergée de la douleur profonde à être dépossédé de sa vie, de sa responsabilité, de son existence… A la Pentecôte, au téléphone, j’ai entendu : « J’ai tenté de me suicider et je me suis ratée, comme d’habitude… » Bien sûr, nous l’avons sauvée et l’unité de soin de l’hôpital qui m’a reçue a suggéré l’intervention des bénévoles avec lesquels elle travaille. 

Bien sûr, j’ai accepté. C’est comme cela que j’ai rencontré Geneviève… Raconter sa vie à une inconnue, créer du lien avec une étrangère était pour moi, on ne peut plus inenvisageable car humiliant. C’était avouer en effet que la compagnie de quelqu’un d’extérieur à la famille pouvait être nécessaire pour maman, pouvait même lui faire du bien ; c’était reconnaître qu’on pouvait avoir besoin des autres, qu’on ne se suffisait pas à soi-même. N’était-ce pas me trahir aussi, reconnaître implicitement que, quelle que soit ma bonne volonté, je pouvais ne pas suffire. 

Cela a donc pris un peu de temps… Mais le lien s’est créé. Par le hasard de la conversation, un échange à propos d’un poème, Maman a été rendue à elle-même. Oui, elle écrivait, elle avait toujours écrit. Avec Geneviève , Maman redevenait une personne à laquelle on pouvait s’intéresser. Elle n’était plus seulement une mère, une malade, une résidente impotente dont il convenait de s’occuper, mais une personne, avec des sentiments, des espoirs et des chagrins, des capacités de réflexion, de discussion, de création, toute une vie de plaisirs et d’épreuves qui retrouvaient par cet échange le droit d’être reconnue. 

Geneviève a apporté à Maman le baume sans prix d’une existence recouvrée, restaurée, apaisée. Elle s’est adaptée à la personne qu’elle a rencontrée, a su se glisser dans l’implicite structure de cette vie. 

Il n’y a probablement pas de recette pour la rencontre. Certaines se produisent, d’autres ne se trouvent pas. L’important reste, me semble-t-il, d’aller vers les autres et de renvoyer à ces personnes âgées, réduites parfois aux besoins essentiels de la survie, l’image fidèle de leur réalité intérieure qui excède de beaucoup ce qu’ils paraissent désormais. 

Je suis profondément reconnaissante à la cellule d’accompagnement de l’hôpital, à Geneviève, d’avoir accompagné Maman en tant que personne respectable et respectée, de lui avoir permis de disparaître en tant qu’être et non seulement en tant que corps souffrant. 

Merci à vous 

Martine